Discours d’Alexis de Tocqueville du 27 janvier 1848
Alexis de Tocqueville (1805-1859), d’origine aristocratique et de Normandie, effectue des études de droit et devient magistrat. C’est dans ce cadre qu’il effectue une mission aux États-Unis pour étudier le système pénitentiaire. Fasciné par le pays comme par le régime démocratique, il publie un ouvrage au titre éloquent, De la démocratie en Amérique. Il devient alors académicien et est élu peu de temps après député de la Manche. Il prononce un discours le 27 janvier 1848 devant les membres de la Chambre des Pairs dans le contexte dégradé de la campagne des banquets.
« Messieurs, je ne sais si je me trompe, mais il me semble que l’état actuel des choses, l’état actuel de l’opinion, l’état des esprits en France, est de nature à alarmer et à affliger. Pour mon compte, je déclare sincèrement à la Chambre que, pour la première fois depuis quinze ans, j’éprouve une certaine crainte pour l’avenir ; et ce qui me prouve que j’ai raison, c’est que cette impression ne m’est pas particulière : [...] pour la première fois peut-être depuis seize ans, le sentiment, l’instinct de l’instabilité, ce sentiment précurseur des révolutions, qui souvent les annonce, qui quelquefois les fait naître, que ce sentiment existe à un degré très grave dans le pays. [...]
C’est parce que l’intérêt a remplacé dans la vie publique les sentiments désintéressés, que l’intérêt fait la loi dans la vie privée [...]
Eh bien ! messieurs, si vous ne m’en croyez pas sur ce point, croyez-en au moins l’impression de l’Europe [...]. L’Europe qui nous regarde commence à se demander si nous avons eu raison ou tort ; elle se demande si, en effet, comme nous l’avons répété tant de fois, nous conduisons les sociétés humaines vers un avenir plus heureux et plus prospère, ou bien si nous les entraînons à notre suite vers les misères morales et la ruine. Voilà messieurs, ce qui me fait le plus de peine dans le spectacle que nous donnons au monde. Non seulement il nous nuit, mais il nuit à nos principes, il nuit à noire cause, il nuit à cette patrie intellectuelle à laquelle, pour mon compte, comme Français, je tiens plus qu’à cette patrie physique, matérielle, qui est sous nos yeux. (Mouvements divers.)
[...] On dit qu’il n’y a point de péril, parce qu’il n’y a pas d’émeute ; on dit que, comme il n’y a pas de désordre matériel à la surface de la société, les révolutions sont loin de nous. Messieurs, permettez-moi de vous dire, avec une sincérité complète, que je crois que vous vous trompez. Sans doute, le désordre n’est pas dans les faits, mais il est entré bien profondément dans les esprits. Regardez ce qui se passe au sein de ces classes ouvrières, qui aujourd’hui, je le reconnais, sont tranquilles. Il est vrai qu’elles ne sont pas tourmentées par les passions politiques proprement dites, au même degré où elles ont été tourmentées jadis ; mais ne voyez-vous pas que leurs passions, de politiques, sont devenues sociales ? Ne voyez-vous pas qu’il se répand peu à peu dans leur sein des opinions, des idées, qui ne vont point seulement à renverser telles lois, tel ministère, tel gouvernement, mais la société même, à l’ébranler sur les bases sur lesquelles elles reposent aujourd’hui ? [...] Telle est, messieurs, ma conviction profonde ; je crois que nous nous endormons à l’heure qu’il est sur un volcan (réclamations) ; j’en suis profondément convaincu. (Mouvements divers.)
Maintenant permettez-moi de rechercher en peu de mots devant vous, mais avec vérité et une sincérité complète, quels sont les véritables auteurs, les principaux auteurs du mal que je viens de chercher à décrire. Je sais très bien que les maux de la nature de ceux dont je viens de parler ne découlent pas tous peut-être même principalement du fait des gouvernements.
[...] Qu’a donc fait le pouvoir pour produire le mal que je viens de vous décrire ? Qu’a fait le pouvoir pour amener cette perturbation profonde dans les mœurs publiques, et ensuite dans les mœurs privées ? Comment y a-t-il contribué ?
[...] C’est en ressaisissant de vieux pouvoirs qu’on croyait avoir abolis en Juillet, en faisant revivre d’anciens droits qu’on croyait annulés, en remettant en vigueur d’anciennes lois qu’on croyait abrogées, en appliquant les lois nouvelles dans un autre sens que celui dans lequel elles avaient été faites, c’est par tous ces moyens détournés, par cette savante et patiente industrie que le gouvernement a enfin repris plus de pouvoir, plus d’action, plus d’activité et plus d’influence qu’il n’en avait peut-être jamais eu en France en aucun temps.
[...] Songez, messieurs, à l’ancienne monarchie ; elle était plus forte que vous, plus forte par son origine ; elle s’appuyait mieux que vous sur d’anciens usages, de vieilles mœurs, sur d’antiques croyances ; elle était plus forte que vous, et cependant elle est tombée dans la poussière. Et pourquoi est-elle tombée ? Croyez-vous que ce soit par tel accident particulier ? Pensez-vous que ce soit le fait de tel homme, le déficit, le serment du Jeu de paume, La Fayette, Mirabeau ? Non, messieurs ; il y a une cause plus profonde et plus vraie, et cette cause c’est que la classe qui gouvernait alors était devenue, par son indifférence, par son égoïsme, par ses vices, incapable et indigne de gouverner. (« Très bien ! Très bien ! »)
[...] Est-ce que vous ne ressentez pas, messieurs, par une sorte d’intuition instinctive, qui ne peut pas se discuter, s’analyser peut-être, mais qui est certaine, que le sol tremble de nouveau en Europe ? (mouvement) Est-ce que vous n’apercevez pas... que dirai-je ? un vent de révolution qui est dans l’air ? Ce vent, on ne sait où il naît, d’où il vient, ni, croyez-le bien, qui il enlève ; et c’est dans de pareils temps que vous restez calmes en présence de la dégradation des mœurs publiques, car le mot n’est pas trop fort. [...]
On a parlé de changements dans la législation. Je suis très porté à croire que ces changements sont non seulement utiles, mais nécessaires : ainsi je crois à l’utilité de la réforme électorale, à l’urgence de la réforme parlementaire ; mais je ne suis pas assez insensé, messieurs, pour ne pas voir que ce ne sont pas les lois elles-mêmes qui ne sont, en définitive, que le détail des affaires, non ce n’est pas le mécanisme des lois qui produisent les grands événements : ce qui fait les grands événements, messieurs, c’est l’esprit même du gouvernement.
Gardez les lois si vous voulez ; quoique je pense que vous auriez tort de le faire, gardez-les ; gardez même les hommes, si cela vous fait plaisir, je n’y fais aucun obstacle ; mais, pour Dieu changez l’esprit du gouvernement, car je vous le répète, cet esprit-là vous conduit à l’abîme ! (Vive approbation à gauche.) »
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